Julie Maresq aime les doubles lectures, à rebours, les arrière-goûts. Se tenant loin des évidences, à la frontière entre fiction et réalité, son regard se porte longuement sur ses sujets, tendresse et lucidité crue mêlées, pour créer des images qu’elle pense et réalise comme de pures mises en scène.
Venue progressivement à la photographie durant son parcours en école d’art, c’est d’emblée avec cette double volonté de distance et d’exploration fouillée des thématiques devenues siennes, que l’artiste conçoit son travail en série. Dans l’une des toutes premières, Charlotte, commencée en 2005 alors qu’elle était encore étudiante, se distillent dans des clichés du quotidien, des influences cinématographiques prégnantes, à travers les cadrages, les plans, les scènes, dont certaines sont des réminiscences de ses propres souvenirs de petite fille qu’elle fait rejouer à sa soeur – offrant ainsi à chacun la possibilité de se remémorer son enfance à soi. En effet, dans ce projet déjà, ce sont ses thèmes de prédilection qui sont à l’oeuvre : l’enfance et ses mystères, le début d’une vie, paradis perdu ou moment d’extrême solitude, d’angoisse de ne pas comprendre, saisir le monde, mais aussi la mort, dans les positions et les yeux souvent clos du modèle. Poursuivie jusqu’en 2012, cette série a été pensée afin de créer quelque chose avec sa jeune soeur, un lien qui n’existait pas. Et cela a fonctionné un temps. Puis Charlotte est devenue adolescente et la fille aînée de l’artiste, assez grande pour être photographiée à son tour. À propos de cette série ou de celle intitulée Mère (en cours depuis 2015), J. Maresq évoque l’envie de s’affronter à des images de mort, en soulignant l’importance de la découverte de Cindy Sherman et de ses propos sur la violence et la fascination pour la mort dans les contes de fées. À plusieurs égards, Mère se révèle singulière dans la démarche de l’artiste. Elle y reprend une pratique du dessin, toutefois exclusivement liée à la photographie puisque se limitant à redessiner les lignes de clichés, en l’occurrence ceux de sa propre maternité, au sein desquels sont insérées des images d’enfants morts cherchées sur Internet. Egalement dessinées, ces dernières ne sont pas immédiatement compréhensibles : de prime abord perçues comme ravissantes, elles suscitent bientôt un malaise certain. Mais il s’agit ici de faire advenir la pensée plutôt que la seule indignation.
Puiser dans ses propres images de mère est un pied de nez à la virulence des propos entendus à l’annonce de sa grossesse, tenue pour une folie en tant qu’artiste ! Les redessinant, elle introduit une forme de distance avec l’intime, peut-être sitôt remise en cause par la sensibilité de son trait et ce choix d’affirmer la coprésence essentielle de la mort à la vie.
Ici comme dans Chez eux (2011-2013) ou Familles harmonieuses (2014-2015), où les personnages sont campés dans leurs intérieurs, J. Maresq aime à jouer sur le fil ténu qui sépare le réel du fictif, comme au théâtre. Car ces Familles sont constituées de véritables couples posant invariablement aux côtés des filles de l’artiste comme si elles étaient les leurs ! Ainsi s’exprime un désir, intrinsèquement fou, de photographier des liens entre les êtres et les choses. Les lieux comptent dans ce travail de composition, mais comme en témoignent les recherches menées pour Lueurs singulières (2017), la question du rapport à l’espace diffère de celle de la relation au lieu : dans les mises en scène, l’espace doit avoir autant d’importance que les personnages. Dans cette série réalisée sur le territoire de Saint Omer, on trouve des paysages, des natures mortes, assez exceptionnels dans la production de J. Maresq, des espaces que le spectateur peut pénétrer. Les personnes rencontrées y étaient toutes marquées par une certaine mystique, des Amis de la Cathédrale aux migrants, des chasseurs aux gens du Marais, dont beaucoup ferment les paupières sur les images. Aussi la croyance est-elle devenue partie intégrante du projet, alors que l’artiste rejette viscéralement le religieux ! Flirtant avec ses propres limites, elle ne dénonce pas à tout va mais écoute au plus près sans se contenter de seulement voir ; sa photographie écoute… et bouscule parfois, comme elle-même ne craint pas de bousculer ses convictions, faisant montre d’une radicalité délicate en somme. Une autre facette de son appréhension de l’espace se découvre dans sa proposition pour Traits#2, Parcours d’art contemporain en Pays d’Auge en 2016, qui consiste en l’accumulation, deux mois durant, d’images de divers formats par collages et recouvrement successifs sur les façades d’une ancienne filature devenue usine Wonder : d’abord des portraits d’ouvrières provenant du fonds des Archives nationales du monde du travail à Roubaix, redessinés, puis des photos personnelles des manifestations de 1985, à la fermeture de l’usine, spontanément proposées par des habitants du quartier en la voyant à l’oeuvre dans l’espace public. Le graphiste auquel avait été confié la communication du festival, a choisi d’attribuer une couleur à chaque artiste invité. Pour J. Maresq, seule femme, ce fut le rose ! Saisissant à bras le corps la stupeur et la révolte face à cette évidence qui semblait ne choquer personne, elle a réalisé quelques mois plus tard une première photo d’elle peinte en rose, initiant la série La couleur des filles. Dans la foulée de cette image inaugurale sont venues celles de ses filles avec des vêtements (dont une en partie nue) ainsi que celle de sa propre jambe en gros plan, rendant visibles le grain de peau et ses petits vaisseaux éclatés, un cliché de son sein dans sa main, un autre d’un ventre et d’un pubis avec des fleurs. La couleur des filles est une oeuvre charnière dans son travail et l’un de ses projets les plus aboutis, en tant qu’il ouvre pour l’artiste sur une nouvelle manière de faire de la photographie. Se développant continuellement, il soulève moult questions : en premier lieu celle du rose, bien entendu, mais aussi celle de la nudité, deux interrogations majeures qu’elle n’a pas immédiatement articulées. Il est des séries dans la série : celle où les personnages sont nus, celle où ils sont habillés, celle des filles, puis celle de s garçons apparue dernièrement. Mais les frontières en sont peu évidentes et c’est tant mieux ! Les réactions furent vives concernant la nudité de ses enfants et la sienne, tandis qu’elle trouvait justement que des corps comme le sien étaient peu représentés dans la photographie de nu féminin ! Elle ne s’était pas dit en préambule qu’elle allait produire une série d’autoportraits nus car là ne résidait pas l’esprit premier du projet, mais elle a continué, notamment parce qu’elle photographiait ses enfants nus et que, logiquement, elle devait faire de même, la notion d’équité étant constitutive de sa démarche. Point d’exhibitionnisme ici, l’intimité se jouant pour elle bien au-delà de la nudité des mises en scène photographiques : dans la vie au quotidien. Puis s’est posée la question du vêtement : qu’est-ce qui fait qu’à deux ou trois ans, tant de filles se prennent de passion pour le rose et veulent être princesses dans la vie, demoiselles d’honneur ou fées du jour ? Qu’est-ce qui, culturellement, socialement, conditionne l’image, l’identité, la place des filles ? Invitée à présenter cette série dans le cadre de la Biennale Jeune Création Watch this space 9 au Château Coquelle à Dunkerque, centre culturel ne pouvant exposer de nus « crus », elle a dû travailler en fonction de cette injonction, qui se révéla hautement stimulante car l’obligeant à concevoir une forme de synthèse de ces recherches. Ainsi a-t-elle produit l’image de trois filles peintes et enlacées, montrant la nudité sans rien de « choquant ». Outre la peinture, cette oeuvre introduit l’idée de sculpture ou plus précisément de groupe sculpté. Amenée à penser la question du dispositif d’exposition en fonction des contraintes spatiales de salles classées où rien ne peut être fixé aux murs, elle a conçu des structures sur lesquelles les photographies étaient présentées dans l’espace. Un grand rideau disposé sous le plafond, constitué de robes de princesses tel un immense drapé – autre grande question de la sculpture – venait enserrer cet espace sans le clôturer totalement (l’illusion reposant sur un jeu de miroir explicite). Ce système lui a permis de créer pour la première fois une déambulation dans laquelle il était possible de voir plus de trois images à la fois mais jamais toutes ensemble, certaines se tournant le dos.
Le trio constitué avec ses filles dégageant quelque chose qui l’intéresse profondément, elle l’a rapidement étendu à d’autres groupes mère-enfants, dont des petits garçons peints ou vêtus en bleu, au hasard de la présence d’un enfant alors qu’elle préparait une mise en scène dont elle n’a pas voulu l’exclure. Cette nouvelle approche de son sujet avait en réalité été anticipée par l’artiste puisqu’elle s’était munie de peinture bleue, jouant le cliché à plein pour mieux le dénoncer, satyre et poésie entrelacées ! Au plus près des êtres, l’artiste aime à susciter un léger trouble, un écart dont chacun peut se saisir à son rythme et sa mesure. Par une acidité douce, un leurre qui étonne, fait sourire, force le recul et les aller-retours entre le regard, le corps et la pensée, elle frappe fort avec la délicatesse. Face aux oeuvres de Julie Maresq résonne un air de Gainsbourg : « Les dessous chics, c’est la pudeur des sentiments, maquillés outrageusement »... Mais nul outrage n’y est fait aux corps ou aux âmes, l’outrage étant ce qui est précisément dénoncé, dans la distance calme et minutieusement mesurée avec son objet. De ses images très construites mais jamais figées, naissent un sentiment extraordinairement vivifiant, une envie d’en découdre avec la vie, ses vicissitudes, ses ombres et ses éblouissements.
Aurélie Barnier, décembre 2018